Louis Cartier (1875-1942), aîné de la génération des trois frères Cartier qui inscrit l’entreprise joaillière et horlogère familiale parmi les illustres maisons auprès desquelles les têtes couronnées et les magnats de l’époque passent commande, est un entrepreneur ambitieux et un créateur avisé. La devise familiale ‘Ne jamais copier, toujours créer’ résonne dans les célèbres ateliers de la rue de la Paix, et Louis, qui ébauche lui-même certains nouveaux projets et dirige les équipes de création, l’applique avec audace. De la première montre-bracelet dessinée pour son ami l’aviateur franco-brésilien Alberto Santos-Dumont (1904) jusqu’au dessin de l’autre première grande montre iconique de série de la maison, la Tank Classique (1917), Louis Cartier fait preuve d’innovation en proposant des formes de boîtiers avant-gardistes en ce début de XXème siècle. Cela fait effectivement très peu de temps que l’élégance masculine accepte de porter des montres-bracelets. Tout comme son père Alfred Cartier et son grand-père Louis-François Cartier avant lui, Louis ne se contente pas de ce qui est conventionnel et imagine des formes inédites qui, encore aujourd’hui, participent à la renommée de la maison.
La maison Cartier ne propose pas seulement des bijoux et des montres à sa clientèle, mais aussi de superbes accessoires et objets du quotidien, sublimés par ses ateliers. Parmi ces objets, on retrouve assurément les pendules. Tandis qu’une montre impose des contraintes de dimension et de volume, la création de pendules va permettre au génie de Louis d’associer les techniques horlogères les plus nouvelles à l’objet décoratif et élégant qui lui est si cher. Il trouve ainsi dans les travaux et créations de Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871) l’inspiration technique qui permet de créer la première pendule mystérieuse par Cartier en 1912. Robert-Houdin, fils d’horloger et passionné de mécanique mais aussi magicien, serait devenu illusionniste par un concours de circonstances. En effet, alors qu’il aurait commandé le Traité d’Horlogerie de Ferdinand Berthoud à un libraire, Robert-Houdin aurait reçu à la place deux ouvrages sur la magie et la prestidigitation. Cette erreur serait à l’origine de son grand intérêt pour les automates et la grande illusion qui le conduira à ouvrir son propre théâtre où il présentera ses fameux tours, comme le célèbre ‘Oranger fantastique’. Mais avant cette carrière de prestidigitateur, le magicien est tout d’abord un horloger, et il dévoile sa toute première horloge dite ‘mystérieuse’ à l’occasion de l’Exposition Universelle des Produits de l’Industrie Française de 1839. Cette pendule de style Restauration présente un cadran circulaire en verre supporté par une colonne en cristal placée sur un socle décoré de griffons. Ses aiguilles ne sont mues par aucun rouage ou mécanisme apparent, ni dans le cadran, ni sur le corps de la pendule. L’indication de l’heure ne semble être que le fait des aiguilles seules, qui bougent d’elles-mêmes sur leur axe, comme par magie, sans mouvement visible ni transmission. Il y a bien sûr une explication mécanique à cet affichage mystérieux, et Louis Cartier va s’en inspirer.
Louis Cartier, qui a le don de détecter le talent là où les autres ne le perçoivent pas encore, confie en 1911 le développement de son projet de pendules mystérieuses à Maurice Couët, un jeune horloger indépendant de dix ans son cadet, qui avait précédemment travaillé dans l’atelier horloger Prévost, fournisseur exclusif et officiel de Cartier jusqu’alors. Maurice Couët et les créateurs de Cartier, Charles Jacqueau et Georges Rémy, vont ainsi unir leurs savoir-faire respectifs à l’ingéniosité mécanique des anciennes horloges de Robert-Houdin. En 1912 les ateliers de la maison terminent la première pendule mystérieuse aux lignes franches et épurées, annonciatrices du style Art Déco qui sera une signature de l’horlogerie chez Cartier. Louis Cartier baptise cette première horloge ‘Modèle A’, allusion facétieuse au ‘Modèle T’, première automobile assemblée à la chaîne par les usines Ford en 1908. Il s’agit d’une pendule entièrement transparente en cristal, assise sur un socle en pierre dure. Le succès rencontré par Cartier avec les premières pendules mystérieuses est retentissant : tout le monde se demande comment il est possible que les aiguilles de ces horloges tournent dans le vide et indiquent l’heure avec justesse. Louis, en astucieux homme d'affaires, n’autorise pas les horlogers à révéler le fonctionnement du mécanisme secret créé par Robert-Houdin à ses équipes de vendeurs, afin de préserver le mystère et créer ainsi un intérêt encore plus vif chez ses clients. Cependant que de nouvelles horloges sont produites sans commande précise à honorer afin de compléter le stock des boutiques, et malgré des prix de vente conséquents, les pendules mystérieuses, signes d’élégance et de distinction, trouvent facilement acquéreur parmi des personnalités prestigieuses, comme le comte Greffulhe. Ces objets d’art créent le plus bel effet dans les intérieurs raffinés. La pendule mystérieuse que le duc de Westminster avait reçue en présent connut quant à elle un destin tragique lorsque, furieuse de jalousie, la duchesse la projeta sur le mur de leur demeure contre lequel celle-ci se brisa en mille éclats, lors d’une dispute avec son époux qu’elle supposait infidèle.
CARTIER
Exceptionnelle Pendule Mystérieuse
Années 1930
Estimations : 400 000 / 600 000 €
La destruction d’un tel mécanisme est réellement dramatique lorsqu’on connaît et comprend son fonctionnement dans le détail. L’intérieur du cadran de l’horloge se compose d’une pièce de cristal de roche (ou de citrine pour certains modèles) précisément et parfaitement fendue en son milieu, au centre de laquelle évoluent deux disques de cristal accolés l’un à l’autre, et entre lesquels sont placées les aiguilles, chacune étant fixée à l’un de ces disques. Un savant mécanisme horloger dissimulé dans les portants du cadran et directement en contact avec la circonférence crantée des disques de cristal (l’un pour l’aiguille des heures et l’autre pour celle des minutes) en entraîne la rotation, créant une illusion ainsi parfaite. L’inspiration sans limite des frères Cartier saura profiter des nombreuses possibilités offertes par ce mécanisme. Dès 1920, la maison manufacture des horloges avec un seul arbre de transmission central, comme dans le premier projet de Robert-Houdin. Trois ans plus tard, les ateliers produisent des pendules dites portiques, dont le châssis dissimule le mécanisme horloger animant les disques invisibles du cadran (à l’aide d’une vis ‘sans fin’ associée à un cylindre doté d’une cannelure hélicoïdale). Le plus bel exemple de pendule à portique connu est le modèle de 1923 reproduisant une porte d’entrée de sanctuaire japonais shinto surmontée d’une figurine Billiken, dont le cadran horloger apparaît suspendu à la manière d’un gong, et qui appartient aujourd’hui à la Collection Cartier. Les influences stylistiques en provenance de l’Extrême-Orient et du Moyen-Orient inspirent alors de plus en plus les collections de la maison. Cartier réalise d’ailleurs plusieurs séries de pendules dites ‘précieuses’ sur lesquelles des œuvres d’art asiatiques sont remarquablement mises en situation, à la mode des pendules de cheminée des 18ème et 19ème siècles, et adaptées au style Art Déco du moment, telles de petites scènes de théâtre créées dans les ateliers par les dessinateurs, les horlogers, les lapidaires et les bijoutiers de la maison.
La pendule mystérieuse proposée dans cette vente présente les principales caractéristiques des horloges Cartier de style Art Déco. En effet, la juxtaposition savamment équilibrée des matériaux utilisés participe à l’harmonie de cette pièce en mêlant la profondeur chatoyante de l’onyx avec les reflets métalliques de l’argent, les marbrures contrastées de la rhodonite et la transparence du cristal. De plus, les lignes simples et les volumes habilement rythmés de son dessin subliment l’élégance et la délicatesse de ces matières. Même si chaque pendule mystérieuse créée par les ateliers Cartier est par définition une pièce unique, certaines particularités placent cependant ce modèle quelque peu atypique dans un registre tout à fait singulier au sein des collections de la maison. Le caractère architectural brut choisi ici nous éloigne des influences asiatiques plus habituelles et nous fait voyager vers l’ouest. Les portants en onyx rappellent les silhouettes rectilignes, classiques et conventionnelles des gratte-ciels construits outre-Atlantique selon le plus pur style Art Déco américain, le premier de ces bâtiments étant le Reynolds Building élevé à Winston-Salem (Caroline du Nord) en 1929. Cet immeuble sera à l’origine de la conception de plusieurs autres gratte-ciels emblématiques dont le plus connu est l’Empire State Building, inauguré sur l’île de Manhattan le 1er mai 1931. L’examen des aiguilles qui reprennent la forme de cet immeuble (sans l’antenne qui sera placée en son sommet en 1952) confirme l’inspiration par ce nouveau style architectural, et nous permet d’affirmer que la création de cette pendule date du début des années 1930. Par ailleurs, un dessin de 1930 à la mine de plomb, aquarelle et encre de chine d’un projet de pendule dont les portants, le corps de l’horloge et les aiguilles sont très similaires aux caractéristiques de celle présentée ici, nous permet de soutenir cette hypothèse. Ce qui est également atypique sur le modèle présenté est l’utilisation du chiffre romain IV en lieu et place de l’index IIII habituellement rencontré sur la quasi-totalité des pendules mystérieuses conjointement créées par Maurice Couët et les ateliers Cartier. Un autre exemple de l’utilisation de ce chiffre romain IV est visible sur une pendule mystérieuse datant de 1931 dont le cadran est en aigue-marine, illustrée dans le livre ‘Jeweled splendors of the Art Deco Era : The Prince and Princess Sadruddin Aga Khan Collection’ par Stephen G (p.206). Harrison. Par ailleurs, le chiffre romain V fixé sur notre pendule est plus large que sur l’affichage des index VII et VIII, à l’instar de l’horloge de 1930 ayant appartenu au Roi Alexandre 1er de Yougoslavie (photographie par Clive Kandel, Collection privée). Ces derniers éléments sont donc autant d’indicateurs de la période à laquelle cette pendule mystérieuse a été réalisée. Enfin, cette horloge s’inscrit parfaitement dans les canons stylistiques de l’époque, selon lesquels la ligne sert la fonction. Ainsi malgré son aspect monumental de prime abord, c’est bien la fonction horlogère de la pendule qui est mise en avant, notamment grâce à la sobriété de ses lignes et à la clarté de la transparence de son cadran mystérieux, contrebalancée par l’espace ouvert de sa construction en demi-portique.

CARTIER
Exceptionnelle Pendule Mystérieuse
Années 1930
Estimations : 400 000 / 600 000 €
Alors que les pendules mystérieuses sont produites à raison d’une pendule tous les huit à douze mois par la manufacture Cartier, avec une certaine prise de risque car sans commande préalable, on peut imaginer dans le cas de celle-ci qu’elle ait été créée avec le clair objectif de séduire un public d’acheteurs américains, clientèle de Pierre Cartier (1878-1964), frère cadet de Louis, ayant établi la maison à New York dès 1909. La création de cette horloge relève assurément d’une audacieuse gageure car nous sommes en pleine Grande Dépression. En effet la maison Cartier, pionnière des tendances, s’adapte et sait évoluer avec son temps. Seule la seconde guerre mondiale mettra un terme à l’atelier de production des pendules mystérieuses car les métaux précieux participent à l’effort de guerre et leur circulation se fait de plus en plus rare. Il faudra attendre le début des années 1980 pour retrouver l’audace et l’extravagance des pendules mystérieuses au sein des collections horlogères de la maison. Le modèle présenté ici, conservé pendant plusieurs générations en mains privées, est un poignant témoignage illustrant le savoir-faire exceptionnel et unique de la maison Cartier.
Antoine Géraud
Historien de l'Horlogerie
@watchesandthegang