À quoi tient le succès d'un designer ? Comment les créations traversent elles le temps jusqu'à devenir des pierres milliaires, des repères dans une histoire des arts décoratifs en perpétuel mouvement ? L'histoire de Liaigre est en cela exemplaire et fournit des éléments de réponse...
Au milieu des années 1980 Christian Liaigre expose ses premiers meubles dans son showroom de la rive gauche, posant d'emblée les bases d'un vocabulaire esthétique qui entend s'inscrire dans la durée. Sans jamais céder aux séductions de l'air du temps, son mobilier fait l'éloge d'une apparente simplicité, imposant ses lignes nettes, son classicisme nourri par une solide culture, comme une forme de minimalisme qui contraste avec certaines des tendances de l'époque. Mais rien dans cette écriture ne tend vers la neutralité ou le « consensus » d'une créativité sans aucune faute de goût, ce n'est pas l'objet !
Christian Liaigre (né en 1943)
Orion
Estimation : 4500 / 6500 €
Derrière cette ascèse des lignes, cette volonté de ne se réclamer d'aucune avant-garde, se profile la conception d'un art de vivre et d'habiter qui préfigure un souci de bien-être au cœur des réflexions de nombre d'architectes d'intérieurs et de décorateurs aujourd'hui. Mais surtout, au-delà du dépouillement et de la sobriété s'affirme le goût de Liaigre pour les matériaux nobles et naturels, comme pour la mise en œuvre artisanale induisant une maîtrise des savoir-faire les plus exigeants et le soin extrême apporté à chaque détail sans céder au superflu.
La beauté de chacune de ces créations (mobilier, luminaires, accessoires) naît de la qualité : celle évidemment du dessin, de la conception, des matériaux, de la fabrication et des finitions. Mais cette beauté naît aussi de la générosité des proportions, d'une attention particulière à l'ergonomie, à la gestuelle, au ressenti, au toucher des matières et textures, de ce que l'on qualifie de confort au sens large du terme...
Pour autant, ce style volontiers hors modes et intemporel n'est pas sans références. Il est au contraire riche d'influences ou d'inspirations multiples, nourrissant une écriture déliée qui se dévoile au fil du temps et au gré de projets développés aux quatre coins du monde dans des lieux allant de la grande métropole à l'île lointaine, du chalet de haute montagne au penthouse. Chaque meuble, chaque accessoire étant pensé et conçu pour un projet architectural précis bien avant d'intégrer les showrooms de la Maison.
Christian Liaigre (né en 1943)
Beluga
Estimation : 12000 / 18000 €
Ce pragmatisme évident n'a freiné ni la créativité, ni les influences évoquées plus haut. Les premières créations de Christian Liaigre sont marquées par son amour de l'équitation. Ergonomie et sobriété y sont magnifiées par la beauté des essences de bois et la qualité des cuirs mis en oeuvre dans les règles de l'ébénisterie et de la sellerie de haute facture.
La palette de tonalités naturelles déclinant les bruns, écrus, beiges, gris, blancs et noirs exprime l'élégance discrète d'un univers masculin.
Dans le même temps se fait jour l'une des grandes influences qui traverse le style de Liaigre, celle du Modernisme : simplicité des formes cernées au plus près de la ligne, sophistication et raffinement des matières (bois, bronze, laque), modernité intemporelle.
Christian Liaigre (né en 1943)
Opium
Estimation : 3000 / 4000 €
Très vite, l'esthétique développée par Liaigre semble faire écho aux réflexions de certains architectes et ensembliers des années 1920 à l'image de Jean-Michel Frank, Pierre Chareau ou Paul Dupré Lafon, autant de créateurs qui ont su en leur temps penser des lieux de vie en imaginant les espaces, leurs aménagements, le mobilier et les luminaires qui devaient s'y intégrer, mais aussi les usages qui s'y attachaient dans un luxe de détails attentionnés dont résultait le sentiment de bien-être.
L'art est l'une des grandes références du vocabulaire de Liaigre qu'il s'agisse des plâtres ou des bronzes d'Alberto et Diego Giacometti, des sculptures de Constantin Brancusi dont la célèbre « Colonne sans fin » semble avoir inspiré l'iconique tabouret/table « Nagato », du Minimalisme américain tel que l'a incarné Donald Judd ramenant les formes à l'essentiel de la géométrie, ou de la radicalité des arts premiers, art africain et océanien sources d'une grande part de la modernité occidentale.
Christian Liaigre (né en 1943)
Nagato
Estimation : 800 / 1200 €
Enfin, le Japon tient une place particulière au cœur de ces différentes sources d'inspiration. Comment ne pas mettre en parallèle la modestie affichée ou la retenue apparente des objets nippons, dont la plupart procèdent d'une mise en œuvre sophistiquée avec les créations de Liaigre ? Il est d'ailleurs plus pertinent de parler d'affinité ou de convergence d'un idéal qui tend vers le luxe invisible, ce luxe qui réclame que l'on y prête attention pour s'imposer. Le travail subtil des matières, la tactilité des objets que l'on appréhende à l'usage, un univers qui cultive discrétion et profondeur et s'accommode bien d'une certaine patine laissée par le passage du temps.
Les quelques 80 meubles et pièces d'exposition provenants des différents showrooms de Liaigre proposés lors de cette vente véhiculent cette identité tout comme les valeurs qui constituent leur ADN, faisant de certaines de ces pièces des icônes de l'art de vivre contemporain. Loin du tapage, le style Liaigre creuse un sillon continu dans le temps. À l'opposé de ce qui constitue habituellement les signes extérieurs du luxe, il en évite les écueils, pour en atteindre la quintessence.
Véhiculant un fort contenu culturel et solidement liées à cette épure des lignes qui les caractérise, les créations de Liaigre ont su imposer leur propre tempo...
Si l'imaginaire d'un créateur se nourrit d'images, d'expériences, d'émotions cumulées, Liaigre parvient à les retranscrire ou à les fixer dans la permanence d'un style, fait d'équilibre et d'harmonie. Cet idéal de beauté séduit amateurs et collectionneurs internationaux depuis près de quarante ans.
Françoise-Claire Prodhon
